Origine : Marine à
voiles
Année de l'arrangement : 2004
Le Grand Coureur
(chanson à virer)*
Le corsaire le Grand Coureur
Est un navir' de malheur.
Quand il se met en croisière
Pour aller chasser l'Anglais,
Le vent, la mer et la guerre
Tournent contre le Français !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
2.
Il est parti de Lorient
Avec bell' mer et bon vent.
Il cinglait bâbord amure
Naviguant comme un poisson,
Un grain tombe sur sa mature
V'là le corsaire en ponton !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
3.
Il nous fallut remâter
Et bougrement bourlinguer
Tandis que l'ouvrage avance
On signale par tribord,
Un navire d'apparence
A mantelets de sabords !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
4.
C'était un Anglais vraiment
A double rangée de dents.
Un marchand de mort subite
Mais le Français n'a pas peur,
Au lieu de brasser en fuite
Nous le rangeons à l'honneur !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
5.
Ses boulets pleuvent sur nous
Nous lui rendons coup pour coup.
Pendant que la barbe en fume
A nos braves matelots,
Dans un gros bouchon de brume
Il nous échappe aussitôt !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
6.
Nos prises au bout de six mois
Ont pu se monter à trois :
Un navir' plein de patates
Plus qu'à moitié chaviré,
Un deuxième de savates
Et le dernier de fumier !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
7.
Pour nous refair' des combats
Nous avions à nos repas,
Des gourganes* et du lard rance,
Du vinaigre au lieu du vin,
Du biscuit pourri d'avance
Et du camphre le matin !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
8.
Pour finir ce triste sort
Nous venons périr au port.
Dans cette affreuse misère
Quand chacun s'a vu perdu,
Chacun selon sa manière
S'a sauvé comme il a pu !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
9.
Le cap'taine et son second
S'ont sauvés sur un canon,
Le maître sur la grande ancre,
Le commis dans son bidon,
Ah ! le sacré vilain cancre
Le voleur de rations !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
10.
Il eût fallu voir le coq
Et sa cuiller et son croc,
Il s'est mis dans la chaudière
Comme un vilain pot-au-feu,
Il est parti vent arrière
Atterrit au feu de Dieu !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
11.
De notre horrible malheur
Seul le calfat est l'auteur.
En tombant de la grand-hune
Dessus le gaillard d'avant,
A r'bondi dans la cambuse
A crevé le bâtiment !
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
12.
Si l'histoire du Grand Coureur
A pu vous toucher le cœur,
Ayez donc belles manières
Et payez-nous largement,
Du vin, du rack, de la bière
Allons les gars, gai, gai !…
Allons les gars, gaiement !
Source : A. Hayet - Dictons tirades et chansons des anciens de la voile, éd. Denël (1971) repris des éd. Eos de 1927
*gourgane : petite fève
C'est l'appareillage…
Déjà les voiles sont larguées et, comme s'éveillant d'un long sommeil, doucement battent au vent sur leurs cargues.A l'appel impatient du maître :
« Allons là-haut ! descend le monde !… »
Aussitôt les matelots se rassemblent sur le gaillard d'avant et se rangent par deux, par trois, sur les lourdes et longues barres de chêne dont une des extrémités est engagée dans les amolettes du cabestan.
Sauf le capitaine resté sur la dunette avec le pilote tout l'équipage est là pour lever l'ancre.— Paré à virer !…
— Vire !…Les hommes appuient sur les barres saisies à pleines mains et marchent, faisant tourner le cabestan, qui sous le gaillard entraîne dans sa rotation le guindeau sur lequel, avec un bruit assourdissant de ferraille, s'enroule la chaîne de l'ancre.
Les plaisanteries salées, les allusions joyeuses s'entrecroisent et voici qu'un des hommes entonne les premières paroles d'une chanson à virer.
Tout l'équipage répond à cette invite, et c'est un chœur formidable qui cadence gaiement la marche puissante autour du cabestan.
Le fausset des novices se mêle aux âpres accents des matelots;
le maître, cédant à la magie de la chanson gaillarde, prend place sur une barre et, déridant pour une fois son dur visage éternellement courroucé, chante aussi l'indécent refrain, de sa rude voix faite pour les réprimandes et les menaces.Si elle n'est pas pénible, la manœuvre est longue et déjà la chanson est terminée.
Un mousse, dans son exaltation perdant la notion de l'incommensurable distance qui le sépare des « hommes » ose crier :
« Chantons la Boiteuse !… on boitera en virant !… on rira … »
Un tollé général accueille cette inconcevable hardiesse;
une bordée d'injures s'abat sur cette impudente bigaille qui a l'audace d'émettre une opinion de manifester un désir :
« Fatras ! ah ! si on ne virait pas, quelle pavoine tu recevrais !… failli chien de mousse qui veut commander !… figure, va !…Miracle de l'appareillage ! Bien que vociférées, ces insultes ne traduisent qu'une indignation simulée, car les matelots outragés dans leur dignité… exécutent l'ordre donné par le failli chien et chantent en clochant la jambe :
Quand la boiteuse va-t-au marché !…(Armand Hayet, Chansons de bord, extraits)